Samedi après-midi, j’ai mis le point final au premier tome de ma trilogie jeunesse. Jusque-là j’avais écrit des dizaines de nouvelles, des novellas, un scénario de BD et plusieurs débuts de gros projets – bien consistants pour certains –, mais c’est la première fois que je termine un roman. J’éprouve un sentiment de légèreté nappée de blues et d’épuisement.
En raison de délais serrés, je vais devoir relire le manuscrit très vite, moi qui d’ordinaire laisse reposer un texte plusieurs semaines. Mais comme je suis un écrivain lent, consciencieux, et que mes premiers jets plafonnent en général à 90 % de la version finale, je ne m’en fais pas trop. On verra bien.
L’exercice m’aura confirmé une chose : je me situe à vingt années-lumière d’une vision romantique de l’acte d’écriture. Écrire, pour moi, c’est se lever chaque matin, peu importe le mal de tête, la gueule de bois, la fatigue ou les idées noires, et poser ses fesses devant l’ordi. Le reste ne nous appartient pas. En bossant un certain nombre d’heures par jour, en abattant une certaine quantité de signes, j’enclenche la machine à titiller le cerveau droit et, la plupart du temps, la magie opère. Le boulot du moi conscient consiste à secouer l’organisme engourdi dont il a la charge, à le transporter du lit au clavier puis à ouvrir ce que j’appelle « le tube » – le truc qui te connecte à l’inspiration, au magma archétypal, à l’inconscient collectif, à l’enfant intérieur, à la pompe à magie, à l’intuition, au talent ineffable, aux énergies cosmiques, au gligli, à Dieu… appelez ça comme vous voudrez : je sais juste que ça fonctionne pour moi.
La mauvaise nouvelle, c’est qu’on ne contrôle pas grand-chose : parfois on croit injecter de l’émotion dans un chapitre et puis votre premier bêtalecteur (ma compagne en ce qui me concerne) vous annonce que le texte est froid comme une jointure d’alpiniste ; d’autres fois vous estimez avoir écrit de la moisissure de bunker et on vous apprend que vous tenez votre meilleur passage du trimestre. Allez comprendre.
La bonne nouvelle est que, justement, comme vous ne contrôlez rien, il est strictement inutile de vous prendre la tête : quoi que vous fassiez, vous allez produire du vous. Il vous reste à poser vos fesses – allez, j’avoue, ça me vient de l’anglais –, faire craquer vos doigts et laisser la machine à créer se mettre en branle. Si vous écrivez tous les jours, si vous êtes persistant, si vous allez au bout de vos projets, vous devenez un meilleur auteur. La discipline quotidienne s’impose à moi comme celle d’un marathonien qui se prépare aux JO.
Cela dit, pour parvenir à ce fonctionnement intuitif au quotidien, à cette sorte de pilotage automatique où c’est l’inconscient qui parle, il m’a fallu trimer. Pas très glamour, hein ? Pas très romantique. Un peintre doit apprendre la perspective, l’anatomie, les couleurs, la lumière. Un trompettiste de jazz doit se taper des années de conservatoire – ou de boulot en solo – pour maîtriser l’harmonique et les gammes, renforcer ses lèvres, développer son oreille. Un cinéaste doit compulser le cadrage, le son, la direction d’acteurs, le montage, les procédés dramaturgiques, avant de prétendre à une véritable autonomie sur un plateau de tournage. Pourquoi en irait-il autrement de l’écrivain ? Je ne dis pas qu’il faut forcément aller à l’école – bien que certains programmes de creative writing soient très bons – ; je dis juste que, d’une manière ou d’une autre, seul ou en groupe, en un an ou en dix, vous allez devoir apprendre le métier à la dure. Personne n’y coupe.
En début de parcours, quand vous êtes un parfait novice et que vous commettez toutes les maladresses possibles, il vous faut trouver un moyen de progresser. Certains auteurs commencent très jeunes : ils écrivent du texte au kilomètre, sans analyser leur travail, sans le faire lire, mais finissent par s’améliorer à force de tâtonnements, de répétitions, d’intuition, de refus, de lectures. Un jour ils se prennent une critique d’éditeur argumentée dans les dents et ça leur fait faire un bond quantique, ou alors ils décident qu’ils ont suffisamment fermé leur porte aux feed-back et ajustent le plastron. D’autres, comme moi, qui ont démarré trop tard pour se permettre d’écrire dix romans pourris avant d’être publiés, choisissent la voie du groupe d’écriture. En créant une structure de travail exigeante, basée sur la méthode du Clarion Workshop, je me suis économisé un bon paquet d’années.
Quelle que soit la démarche choisie, le chemin est difficile et souvent long. À moins d’être Truman Capote, ok, et encore. Ça s’apparente à la psychothérapie, en fait, à une forme d’introspection profonde, de remise en question fondamentale, d’exposition à la métamorphose, et c’est sans doute pour ça que la plupart des gens ne sont pas écrivains.
C’est du moins mon expérience, et celle de pas mal d’auteurs professionnels dont j’ai lu ou entendu le témoignage.
Mais trêve de logorrhée : la relecture de mon premier jet m’attend. Et ensuite, cap sur mon prochain roman – du polar archétypal lynchien, cette fois, histoire de bien faire le grand écart.
salut Lucas
je me retrouve dans le processus que tu décris. depuis huit jours je précède la mise devant l’ordi d’une heure de méditation pour voir si ça améliore l’éruption
on me dit souvent que ma prose passe mieux quand je la lis à haute voix, alors ce que tu dis me parle
hasta la vista
pierre yves
Merci, Pierre Yves. Pour les lecteurs, j’imagine que c’est une question de sensibilité, mais également de vocabulaire et de digestion. A force d’avoir lu des poètes « sonores », d’avoir entendu des perfos, mon regard et mes oreilles sont à la maison avec du Lador, du Tarkos, du Pennequin. J’y aurais sans doute été moins perméable il y a une dizaine d’années. Au plaisir d’en discuter avec toi en live à une prochaine occasion !