Coolitude

Petite anecdote de la semaine. Cela fait un moment que je cours après un certain éditeur qui publie une certaine revue de poésie pour savoir comment me la procurer, parce que ses livres ont l’air magnifiques, et que chez Payot on ne peut pas les commander, et que les banques de notre mouchoir de poche exoeuropéen n’émettent pas de chèques, voyez-vous. Je lui demande surtout la date de sortie du dernier numéro de la revue. On m’ignore, on ne me répond pas, et puis un jour, du tac au tac, on m’écrit : « Cool, c’est l’underground ici. » Ah ouais. Sauf que tu m’envoies un mail et tu me dis bien reçu, je réponds à l’occase. Ou alors tu ne réponds pas, pendant aussi longtemps que tu veux, peut-être même jamais, parce que nous sommes dans un État de droit et que tu ne me dois rien, mais tu ne me dis pas que l’art ne vaut pas la peine qu’on s’y investisse pleinement. Que c’est du bidon, en fait. Je déteste l’élitisme, la coolitude comme institution. J’ai bossé comme éditeur, comme traducteur et comme auteur dans un secteur méga underground de la culture : la SF et le fantastique. Sans doute moins underground que la poésie, soit. J’y connais des gens adorables, très très underground, très très fous, qui ont une passion sincère et flamboyante pour leur art et qui triment comme des galibots de janvier à décembre pour sortir des petites revues de SF que personne ne lit, en maintenant un degré de qualité éditoriale vraiment élevé, et en respectant les délais, juste par amour de l’art, juste parce que c’est important, que c’est sérieux, que c’est vital. Je connais des rédacteurs en chef de minuscules revues de poésie, et aussi des poètes merveilleux, décalés, uniques, immenses, qui m’acceptent en ami sur Facebook et répondent à mes mails avec enthousiasme et humilité. La plupart, en fait. Mais personne ne m’avait jamais encore répondu : « Cool, c’est l’underground ici. » L’élitisme me débecte. Il nous réifie.

Mais ce n’est pas fini. Quelques jours plus tard, la personne finit par répondre à mes questions (parce qu’en dehors de parler de coolitude et de définir ce qui est underground ou non, elle n’avait pas fait grand-chose jusque-là). J’apprends que la revue n’est même pas parue qu’elle est déjà… épuisée ! Que ce titre n’est disponible que pour les abonnés. Que cette dame a d’ailleurs l’intention de supprimer les commandes au numéro et de ne fonctionner qu’avec les abonnements, parce qu’elle préfère « que ça reste confidentiel » et trouve « que ça navigue trop ».

Ces échanges absurdes auront eu le mérite de m’inspirer un long poème en prose, que vous trouverez dans mon dernier billet.

Underground

Du son et du texte.

 

ma revue est underground, ma revue est un dôme, ma revue est une caverne, ma revue croule sous les gravats et les sédiments, sous les coups de bélier des gens frigorifiés devant l’entrée, ma revue est écrite avec du charbon ardent sur du papier bible, avec des mots qui s’entremêlent dans les buissons — elle est collée sur les murs de ta ville, le scotch noir attire les corbeaux

ma revue vient du fond des âges, du fond des grottes, les anciens avaient commencé à graver ma revue dans de la pierre, dans du marbre brûlant, ils avaient installé un petit circuit pour que la lave puisse couler entre les aspérités, et devant la grotte il y avait des rats hébétés qui regardaient à l’intérieur, salive aux babines, de longues gouttes d’huile chaude coulant de leurs incisives, et les rats attendaient que des hiboux chauves viennent les dévorer au seuil de la pierre creuse

ma revue est désincarnée, elle s’écrit à la troisième personne des singuliers, elle est île, elle est presqu’île, elle est péninsule, elle est chapelet, elle est fille unique, ma revue entre dans ta chair, elle se lève de bonne heure et laboure tes champs, et alors que les rats faisaient rire les anciens dans la grotte, alors que les crânes ployaient sous le poids du calcaire à l’intérieur du clan, ma revue a crié son nom sur la peau des hommes

ma revue est indivisible, ma revue est solitaire, elle est principe fondateur et tableau périodique, elle est table des éléments, elle est bourrasque, festival de lèvres cousues autour de la table, et les rats s’envolent sous les cris rauques des vieux jaunis à la lumière de la grotte

ma revue est mère et père, ma revue t’enfante, elle arbore des couleurs denses qui gèlent au vent, des couleurs primaires, dépouillées d’entrelacement — il y a seulement la brûlure de la lave, la brûlure de la roche, seulement le rugueux du mot-charbon sur le papier nain, microcosmique, nanocrate, ma revue défie les lois de la pesanteur, de la pesantude, des corps boulonnés au sol, elle règne sur les glabres obèses dans les marécages où elle se forge

ma revue se trouve au début des livres, ma revue est esthétique, ma revue est poétique, ma revue est un texte de Christophe Tarkos tout nu sur une petite place de province, elle est féconde, à l’épreuve des balourds, un jour ma revue je l’ai vue te regarder droit dans les yeux, avec comme de l’affaissement dans les traits, comme une envie de pleurer, comme une envie de demander à tous les enfants du monde de rentrer tôt à la maison, les enfants battus par le vent près de la caverne, où les rats blessés jaillissent au soleil, comme des flèches de papier mâché, puis se ratatinent sous les regards discrets

tu ne regarderas plus jamais ma revue comme avant, tes yeux s’habitueront à l’obscurité, et puis un jour ta fille de trois ans t’appellera en plein milieu de la nuit pour te dire qu’elle t’aime, et ma revue va perdre le nord, elle va céder sous les bombes, elle va éclater au grand jour, en multitude de copeaux de cendre froide, en essaim de certitudes, alors tu arriveras chez moi comme une cascade de mots qui ne sont pas dans ma revue, j’entendrai le fracas des panzers au loin, et les yeux de ta fille s’ouvriront, clairs comme des pleines lunes au cœur de la foudre sur ma revue — personne ne saura plus de quoi parler, nous resterons cois, avortés, silencieux pour le passage des mots, pour le passage des cendres, sous le vent qui frappe et gonfle la caverne

ma revue deviendra ta revue, elle va t’habiter, et nous nous aimerons, puis nous disparaîtrons ensemble dans un feu d’artifice muet au milieu de la place

La colère

la colère nuit la colère me nuit la colère est une nuisance au bon fonctionnement des fluides la colère est entièrement plongée dans l’obscurité sa couleur c’est le noir visiblement c’est sa couleur naturelle la colère n’a pas beaucoup changé ces dernières années c’est un ami d’enfance ratatiné dans le marbre tout replié comme un vieux boudin c’est une corneille suspendue par les pieds le soir aux branches d’un arbre sec et nu au coin de ta rue la colère a beaucoup saigné cette nuit elle a comme principe de saigner à l’intérieur des appartements parfois elle saigne plusieurs heures d’affilée elle a ça dans la peau la colère la colère crache du sang dans le noir elle vaporise tout sur son passage elle préfère les gaz aux solides la colère calcine de gros filaments de peau et quand la graisse a séché on distingue des scarifications sur les tempes ça peut être vraiment très net dans le miroir ou alors des engelures c’est plus vicieux globalement la colère nuit aux organes à travers la peau on ne la sent pas venir sur les pores on ne la sent pas du tout venir c’est comme ça paf zéro brise pas un souffle zéro bruit il fait souvent très lourd elle ne respire pas beaucoup ou alors pas très fort elle ne prend pas le temps de respirer elle n’aime pas le yoga elle n’est pas consciente de ses propres mouvements de son propre souffle de son aspect général elle choisit juste un point très noir très concentré très unique dans le plexus solaire à un croisement de nerfs puis elle sort un pilon et sourit à s’en décrocher les lèvres on voit qu’elle a de gros chicots bien noirs c’est son truc elle a des dents longues qui râpent la chaussée elle laisse une traînée de béton déchiré dans le sol des fragments de tôle pliée explosent au ralenti sur le pare-brise comme dans un film des Wachowski l’ornière est tout en dents de scie elle sectionne le ventre la paume des mains et les genoux puis t’asperge à l’alcool désinfectant — la colère n’est pas vulgaire, il y a une pureté des dents noires la nuit, elle est nuisible mais digne — la colère est pleine de suie derrière les oreilles elle bave du dissolvant sur l’autoroute le cou tendu vers l’arrière et les cheveux qui dansent au vent le dernier qui a essayé de lui redresser la tête s’est retrouvé coincé dans le noir l’air dans le coma il faut dire que la colère ne fait pas dans la marqueterie elle est intègre par rapport à ses dimensions à sa durée de vie et aux autres éléments constitutifs de sa personnalité elle est dans une sorte de totalité de principe c’est un crocodile de comptoir on voit ses dents jaunes et pointues à travers le miroitement des verres vides la colère grince des dents c’est un loup enragé avec un morceau de charbon dans la gueule en cas de tendons broyés on peut appeler la voirie mais ça reste un organisme vivant la colère nuit au bon fonctionnement des fluides

come-back

Près de quinze mois sans poster. La vie se déroule en zigzags, en aspérités, mais elle cherche aussi l’aplanissement. Il y a eu mouvement, métamorphose. Plutôt que d’en parler, je vous convie à ce premier poème en prose.

Il y a un corps dans la chambre

Il y a un corps dans la chambre. C’est un corps d’âge indéterminé, de type caucasien, de mains et de bras, avec des rides qui tombent le long des jours et c’est le corps de tout le monde. C’est une marionnette, le chat joue avec ses filaments et sa gorge devient rouge à travers son ventre hérissé. Ce corps chamboule les lois des fluides, il permet une coulure franche, un ensemencement des gouttières, des lacs, des montagnes. Il prend la place d’une ville, d’un livre, d’un cœur de nouveau-né. Il peut dire : « Permettez que joue avec vous. » Il peut ne pas le dire, mais vous l’entendez, et ses saisons gonflent jusqu’aux premiers jours de l’espèce, ses réseaux tintent, bombent le front collectif — parfois sa chair se déchire pour laisser place au défilé de pères, de héros, de guerres dans la chambre.

La chambre est petite mais cela n’a aucune importance : le dictionnaire des synonymes est là pour ça. Il y a aussi une trompette, le corps la regarde étrangement, on dirait un casting et je ne le prends pas au sérieux. Le corps demande à changer de nom, il interroge un choix de premiers de classe à sang froid, ce n’est pas un corps civique, son nom devient Vérité. Si vous haussez les épaules il s’affaisse-embusque dans un repli. Puis c’est à la carte — ou à la peur : bondit, miroite, végète, vrombit, craquelé, poncé. Heureusement l’ordinateur comprend tout ce qu’on lui dit alors Noël devient envisageable dans la chambre, même avec les lumières éteintes et l’orage qui foudroie un oiseau de quartier. Une dalle antisismique (de fumée) apparaît, c’est l’Armistice, les intestins repartent et je frémis en récitant : duvet doux décent déclenche désert dans durée déterminée de doudous durs et désespoirs dérivés, pé, pet, paix, pais, pétri, putain périmés de drames descendant de dates déchues.

Il y a la pensée il y a l’émotion et il y a le doute, c’est peut-être ça le corps. Ou le colosse de glaise qui naît entre deux points reliant le vide de toi à moi. D’ailleurs quand je dis corps je ne pense pas au corps attache au corps velcro au corps handicap au corps merde je pense au corps qui englobe au corps expansé ubique. La brisure de nos corps morts ne me regarde plus : cela implique et engendre. Je comprends qu’un corps ne ressemble pas à un autre. Corps ne veut rien dire, c’est animé soufflé. Je demande parfois une trêve.

Et ce corps qui ronfle est un géant voûté dans la chambre mais libérez-moi de sa projection. Un corps sensoriel de je te touche dans la glace. Un svelte doré de graisse dure. Rachitique, une austérité d’âme, c’est terminé il y a du lustre à côté de l’estomac. Ce corps comme un bélier. Ce corps comme une avalanche de lâche les amarres. Dans les artères des cloisons de la chambre, c’est l’inconstance des coulures. Ça finit dans la chambre, entre les paupières, à côté de festivités silencieuses — l’émoi aux portes fécond.

Par à-coups c’est un corps juste. Bien au milieu. À la mode. M’allège. Me mère. Il embolie : oui le corps sans lien je l’élève ici anarchique le culture lui donne à manger par la bouche. C’est tout ici. C’est dans le coin, me sourit, et je dors la nuit je bave. La complexité des pronoms dans la chambre me vacille :

je te tu

elle me noue

nous vous né

elle nous île

me file entre

tous vos vous autour de moi mû

Il manque le ronronnement des équilibres. Par conséquent je fixe l’attention sur des séries éclairantes : âpres à-pics apprivoisés astres austères avachis â ah… blabla baobab le b. a.-ba balbutie des billes blanches vides. Tu broutes blanc, tu butes. Tu pâtes d’amande le brouhaha, bristol les braises, barbe molle.

Lentement je me lève du lit et regarde le corps : prêt pour aujourd’hui fasciné la vie demain journée sans trop savoir. Il te jette un regard triste, ses traits sont là mais s’estompent. Le fond sonore du visuel brut de campagne assiégée en moissonneuses-batteuses te blouse assourdissant. Te parasite voulu. Elles sont feutrées translucides.

Le corps s’affole inquiet son regard persiste.

Et tu vas le nourrir dans la chambre toujours — c’est une équation de bipède.

Sondage

Une excellente nouvelle vient de tomber pour moi : les éditions ActuSF vont publier une version électronique de mon recueil Singulier Pluriel. Disponible en PDF et en ePub, le livre ne comportera pas de DRM et sera téléchargeable dès fin novembre au prix de 2,99 euros. Cerise sur le gâteau : pendant le premier mois, l’acheteur recevra une version audio gratuite de la nouvelle « Singulier Pluriel ».

Cela me donne pas mal d’idées pour la suite, et c’est là que j’ai besoin de votre aide, chères lectrices et chers lecteurs : pourriez-vous répondre via commentaire aux trois courtes questions en fin d’article ?

L’idée serait de proposer mes futures nouvelles inédites sur mon site, aux formats texte et audio, pour un prix forfaitaire. Comme pour Utopod – la revue littéraire audio que j’ai dirigée pendant quatre ans –, j’aurais à cœur d’assurer trois critères de qualité : qualité éditoriale, qualité sonore, qualité de la lecture.

Pour ce qui est du premier critère, je fonctionne avec un groupe de bêtalecteurs aguerris – éditeurs et auteurs – qui relisent et commentent mes textes avec férocité depuis plusieurs années.

Pour la prise de son et la mise en voix, je vous laisse entre les mains de Cédric Simon, comédien et ingénieur du son professionnel avec lequel j’ai travaillé pendant de nombreuses années au sein d’Utopod. Pour découvrir son travail, écoutez gratuitement les épisodes où il est intervenu (cliquez ici et choisissez les textes concernés).

J’en viens maintenant au sondage : vos réponses me seront précieuses pour juger de la viabilité du projet, merci d’avance !

Pour un « pack » contenant une nouvelle inédite et son adaptation radiophonique (soit trois fichiers : PDF + ePub + MP3) :

1. Seriez-vous prêts à payer 3 euros, 2 euros, 1 euro ?

2. Seriez-vous prêts, pour soutenir l’auteur et le comédien, à payer davantage ?

3. Refuseriez-vous de payer quoi que ce soit ?

Sentez-vous libre de faire des commentaires ou d’aborder d’autres points qui vous sembleraient pertinents !

Merci et à bientôt.

Détonation

Je reviens du festival Le livre sur les quais (salon morgien qui commence à prendre une belle ampleur en Suisse et ailleurs, avec une liste d’invités impressionnante) gonflé à bloc, inspiré, ivre de rencontres. J’y ai fait la connaissance d’une foule d’auteurs romands qui habitent à deux pas de chez moi et dont j’ignorais l’existence jusqu’à vendredi passé. Cela fait longtemps que j’ai envie de me mettre à la littérature locale, aussi bien classique que contemporaine. Ramuz, Cendrars, Bouvier, Chessex, Monique Saint-Hélier et tant d’autres. J’avais lu quelques auteurs actuels (Patrick Moser, Alain Freudiger, Eugène, Pierre Yves Lador), et maintenant ma table de nuit ploie sous une pile de production locale.

Je retiens entre autres Stéphane Blok, auteur renanais dont Les Illusions – ouvrage protéiforme de facture poétique, à cheval entre le roman, l’essai et la biographie – a laissé en moi une empreinte très forte.

Depuis deux ans j’ai des envies confuses de poésie, moi qui n’en lisais pas, qui n’en écrivais jamais, et après la lecture d’une sélection des meilleurs poèmes de Bukowski (par son éditeur de toujours, John Martin), Les Illusions, pépite du cru, me plonge tête la première dans le cambouis des mots : depuis lundi, je ne fais plus que ça. Je n’ai pas envie d’écrire de prose, c’est stupéfiant. Je découvre une jouissance immédiate, différente de celle qu’on éprouve en rédigeant une nouvelle, un roman, un scénar, quelque chose de beaucoup plus brut et désordonné, de salutaire. De fil en aiguille j’en arrive déjà à esquisser un projet de recueil. Les connexions et les résonances se présentent d’elles-mêmes, je n’ai aucun plan, c’est l’écriture qui devient plan. C’est nouveau pour moi, totalement nouveau, et grisant.

Je ne connais pour ainsi dire rien à la poésie et j’y viens donc de manière naïve. La lecture des textes de Bukowski m’a montré qu’il pouvait exister une poésie rugueuse, sale, suintante, poussiéreuse, animale, choquante, sincère, affranchie de toute contrainte de forme. Mais je ne suis pas Bukowski, je ne suis pas américain, je n’ai pas vécu les mêmes traumatismes ni n’écris en anglais – je le lis en langue originale – ; restaient donc à trouver des modèles francophones. Voilà qui est fait avec Blok : des textes denses, chargés, explosifs, déstructurés, à tendance parfois nombriliste, où les mots suivent le courant des émotions et des angoisses pour se transformer en un buzz paranoïde qui me fait penser à du Lynch. Avec une accroche locale et temporelle, aussi, quelque chose qui appartient à ma génération – il est né en 1971 –, à ma région, à mes interrogations, à mon rapport au monde ici et maintenant.

J’ai lu peu de poésie et je m’en félicite : pour cette nouvelle expérience d’écriture, pas d’école, pas d’ornières, juste moi et la page en corps à corps. Ça ne veut pas dire que je n’en lirai pas – je me suis déjà plongé dans de nouvelles choses –, mais la tendance organique est lancée : ça ira de l’intérieur vers l’extérieur, pas l’inverse.

Je me laisse le temps qu’il faudra pour épuiser l’accès de fièvre avant d’attaquer mon deuxième roman, Angel-Sur-Coffrane, qui sera certainement bousculé par ces déflagrations souterraines.

Au jour le jour

Samedi après-midi, j’ai mis le point final au premier tome de ma trilogie jeunesse. Jusque-là j’avais écrit des dizaines de nouvelles, des novellas, un scénario de BD et plusieurs débuts de gros projets – bien consistants pour certains –, mais c’est la première fois que je termine un roman. J’éprouve un sentiment de légèreté nappée de blues et d’épuisement.

En raison de délais serrés, je vais devoir relire le manuscrit très vite, moi qui d’ordinaire laisse reposer un texte plusieurs semaines. Mais comme je suis un écrivain lent, consciencieux, et que mes premiers jets plafonnent en général à 90 % de la version finale, je ne m’en fais pas trop. On verra bien.

L’exercice m’aura confirmé une chose : je me situe à vingt années-lumière d’une vision romantique de l’acte d’écriture. Écrire, pour moi, c’est se lever chaque matin, peu importe le mal de tête, la gueule de bois, la fatigue ou les idées noires, et poser ses fesses devant l’ordi. Le reste ne nous appartient pas. En bossant un certain nombre d’heures par jour, en abattant une certaine quantité de signes, j’enclenche la machine à titiller le cerveau droit et, la plupart du temps, la magie opère. Le boulot du moi conscient consiste à secouer l’organisme engourdi dont il a la charge, à le transporter du lit au clavier puis à ouvrir ce que j’appelle « le tube » – le truc qui te connecte à l’inspiration, au magma archétypal, à l’inconscient collectif, à l’enfant intérieur, à la pompe à magie, à l’intuition, au talent ineffable, aux énergies cosmiques, au gligli, à Dieu… appelez ça comme vous voudrez : je sais juste que ça fonctionne pour moi.

La mauvaise nouvelle, c’est qu’on ne contrôle pas grand-chose : parfois on croit injecter de l’émotion dans un chapitre et puis votre premier bêtalecteur (ma compagne en ce qui me concerne) vous annonce que le texte est froid comme une jointure d’alpiniste ; d’autres fois vous estimez avoir écrit de la moisissure de bunker et on vous apprend que vous tenez votre meilleur passage du trimestre. Allez comprendre.

La bonne nouvelle est que, justement, comme vous ne contrôlez rien, il est strictement inutile de vous prendre la tête : quoi que vous fassiez, vous allez produire du vous. Il vous reste à poser vos fesses – allez, j’avoue, ça me vient de l’anglais –, faire craquer vos doigts et laisser la machine à créer se mettre en branle. Si vous écrivez tous les jours, si vous êtes persistant, si vous allez au bout de vos projets, vous devenez un meilleur auteur. La discipline quotidienne s’impose à moi comme celle d’un marathonien qui se prépare aux JO.

Cela dit, pour parvenir à ce fonctionnement intuitif au quotidien, à cette sorte de pilotage automatique où c’est l’inconscient qui parle, il m’a fallu trimer. Pas très glamour, hein ? Pas très romantique. Un peintre doit apprendre la perspective, l’anatomie, les couleurs, la lumière. Un trompettiste de jazz doit se taper des années de conservatoire – ou de boulot en solo – pour maîtriser l’harmonique et les gammes, renforcer ses lèvres, développer son oreille. Un cinéaste doit compulser le cadrage, le son, la direction d’acteurs, le montage, les procédés dramaturgiques, avant de prétendre à une véritable autonomie sur un plateau de tournage. Pourquoi en irait-il autrement de l’écrivain ? Je ne dis pas qu’il faut forcément aller à l’école – bien que certains programmes de creative writing soient très bons – ; je dis juste que, d’une manière ou d’une autre, seul ou en groupe, en un an ou en dix, vous allez devoir apprendre le métier à la dure. Personne n’y coupe.

En début de parcours, quand vous êtes un parfait novice et que vous commettez toutes les maladresses possibles, il vous faut trouver un moyen de progresser. Certains auteurs commencent très jeunes : ils écrivent du texte au kilomètre, sans analyser leur travail, sans le faire lire, mais finissent par s’améliorer à force de tâtonnements, de répétitions, d’intuition, de refus, de lectures. Un jour ils se prennent une critique d’éditeur argumentée dans les dents et ça leur fait faire un bond quantique, ou alors ils décident qu’ils ont suffisamment fermé leur porte aux feed-back et ajustent le plastron. D’autres, comme moi, qui ont démarré trop tard pour se permettre d’écrire dix romans pourris avant d’être publiés, choisissent la voie du groupe d’écriture. En créant une structure de travail exigeante, basée sur la méthode du Clarion Workshop, je me suis économisé un bon paquet d’années.

Quelle que soit la démarche choisie, le chemin est difficile et souvent long. À moins d’être Truman Capote, ok, et encore. Ça s’apparente à la psychothérapie, en fait, à une forme d’introspection profonde, de remise en question fondamentale, d’exposition à la métamorphose, et c’est sans doute pour ça que la plupart des gens ne sont pas écrivains.

C’est du moins mon expérience, et celle de pas mal d’auteurs professionnels dont j’ai lu ou entendu le témoignage.

Mais trêve de logorrhée : la relecture de mon premier jet m’attend. Et ensuite, cap sur mon prochain roman – du polar archétypal lynchien, cette fois, histoire de bien faire le grand écart.

De chouettes nouvelles

Aujourd’hui, un éditeur dont j’admire et je respecte le travail m’a appelé pour me dire que mon projet de trilogie jeunesse lui plaisait beaucoup. Je ne lui avais envoyé que les premiers chapitres du tome 1 ainsi qu’un synopsis très détaillé de la série, mais ça lui a suffi pour se faire une idée. Il trouve l’histoire originale et le ton pêchu, dynamique, très anglo-saxon. Ce qui tombe bien : c’est exactement ce que je visais ! Rien n’est inscrit dans le marbre – la direction littéraire doit d’abord lire le premier tome peaufiné, évidemment –, mais les choses s’annoncent plutôt bien et je suis aux anges.

Il y a un peu plus d’un mois, déjà, un autre gros éditeur m’avait donné le même type de feed-back : « C’est prometteur, très bien écrit. Envoyez-moi le manuscrit dès qu’il sera terminé. » Inutile de me demander des noms : tant que je n’ai pas signé, je préfère me taire à ce sujet.

Il n’empêche que je voulais partager  ces nouvelles avec vous, parce qu’elles me donnent du cœur à l’ouvrage pour terminer mon premier tome : plus que trois chapitres à écrire, dont une très grosse scène de combat – je déteste ça, mais le récit l’exige – qui pourrait bien se scinder en deux chapitres, tiens. Bref, après mes cinq heures d’écriture quotidienne, ma demi-heure de vélo d’appart, une belle promenade dans les hauteurs fleuries de Renens et ce petit article minute, je n’ai plus qu’à aller me vautrer dans mon lit deux places, brièvement déserté par ma globe-trotteuse de moitié, et me replonger dans La Route de Jack London, pur bonheur de lecture.

En attendant, tendez l’oreille aux conseils de l’homme masqué :

 

Rest in Space

Difficile de ne pas écrire quelques mots sur la tragédie qui secoue le monde de la science-fiction francophone aujourd’hui : Roland C. Wagner, géant du genre, nous a quittés. Je ne le connaissais pas bien, malgré nos nombreuses rencontres en coup de vent à des festivals, mais je respectais sa vaste connaissance de la SF et son talent de conteur. Ironie du sort, sa superbe nouvelle « Entretiens avec un transparent » avait figuré au sommaire du tout dernier épisode d’Utopod, le magazine littéraire audio que j’animais à l’époque, et l’émission s’était ainsi terminée en beauté. Roland m’avait confié, lors d’un repas au Salon du livre de Genève, s’être senti « tout chose » – ou une expression de ce type, veuillez excuser ma mémoire défaillante – d’avoir été le dernier auteur du podcast. Un mois plus tard, aux Imaginales, je le voyais faire le pitre et se déhancher sur du Katerine au cœur de la nuit dans une room party improvisée. C’était un sacré personnage, pas de doute là-dessus, et un pilier absolu du milieu de la SF. Puissent les étoiles l’accueillir avec chaleur.

Je connaissais un peu mieux Sylvie Denis, sa compagne, que j’apprécie énormément : toujours accueillante, toujours brillante et passionnante, elle s’est montrée disponible envers moi et m’a encouragé dans mon travail d’auteur. Je lui témoigne ici toute mon affection, toute mon amitié et tout mon soutien.